Les banques doivent satisfaire à un corpus de normes prudentielles qui s’étend de plus en plus et doivent donc calculer et reporter leurs risques de crédit, leurs risques de liquidité, leurs risques de marché et de contrepartie, et maintenant les risques cyber et climatiques.
Et en même temps elles doivent bien sûr répondre aussi à leurs obligations comptables comme toute entreprise, avec des normes elles aussi en évolution constante : IFRS 9 qui a revu la classification des actifs et le calcul des provisions, IFRS 16 sur les contrats de location, IFRS 17 sur les contrats d’assurance…
Et bien évidemment ces deux ensembles de normes répondent à des logiques différentes, sont élaborées par des organismes différents et mettent en jeu des référentiels différents, ce qui est source de complexité opérationnelle et de lourds travaux de réconciliation. Et la tendance est malheureusement à l’accentuation de ces différences plutôt qu’à la convergence, comme lors de la finalisation de Bâle III !
Un séminaire de l’EIFR (European Institute of Financial Regulation) a récemment fait le point sur ces questions.
Les superviseurs nous expliquent que le comptable et le prudentiel sont deux mondes différents, qui répondent à des objectifs et des visions différents :
Les normes comptables ont pour but de rendre compte fidèlement des activités économiques, s’adressent aux dirigeants et aux investisseurs, pour piloter l’activité et maximiser les profits. Elles regardent vers le passé (backward looking), tiennent une position de neutralité, et se réfèrent à un point temporel fixe (point in time).
Les règles prudentielles ont pour objectif de mesurer la capacité à absorber les pertes, s’adressent au superviseur et à l’intérêt public, puisqu’elles veulent prévenir les risques et garantir la stabilité financière. Elles regardent vers le futur (forward looking), tiennent une position de prudence, et se réfèrent à l’ensemble du cycle de vie (through the cycle).
Ceci se traduit concrètement par de nombreuses différences entre les deux approches : les assurances qui sont exclues du périmètre prudentiel, les fonds propres pour lesquels le prudentiel effectue des exclusions et des rajouts par rapport au comptable, le risque de crédit avec beaucoup de différences entre le calcul prudentiel (PD / LGD / EAD) et les calculs de provisions en IFRS 9, …
Dans la pratique le prudentiel se fonde sur la comptabilité si bien qu’on peut dire (surtout si l’on est comptable😊) que le comptable « commande » le prudentiel : tout événement comptable sur le résultat ou sur les capitaux propres comptables impacte directement les fonds propres prudentiels et donc les ratios de solvabilité et de levier des banques. On applique ensuite les filtres ou retraitements prudentiels décidés par le régulateur (par exemple une valorisation plus prudente de certains actifs).
Ainsi quand IFRS 16 reconnait des droits d’utilisation au titre des contrats de location, elle augmente les actifs pondérés en risque, ce qui dégrade les ratios de solvabilité et de levier (alors que la situation économique n’a pas changé).
De même, quand IFRS 17 reconnait plus tardivement la marge en résultat et en capitaux propres, elle diminue la valeur de mise en équivalence des assureurs, ce qui a un impact sur les fonds propres prudentiels du bancassureur (pas d’impact pour les assureurs soumis à Solvency 2).
C’est pourquoi les superviseurs prudentiels sont attentifs à la qualité des comptes et s’impliquent dans les évolutions des normes comptables comme IFRS 9.
Cette logique est appelée à se poursuivre et à s’amplifier avec les nouvelles évolutions réglementaires. Ainsi la crise des subprimes, en mettant en évidence la difficulté d’évaluer la « juste valeur » de certains actifs, et l’impossibilité de provisionner les pertes à venir, a suscité la mise en place de la « Prudent Valuation » (AVA), ajustement prudentiel de la juste valeur, et le passage à un provisionnement ex-ante.
La crise des NPL (non performing loans) en 2014, a permis la mise en place d’une nouvelle définition du défaut. La crise du COVID a généré de nouvelles difficultés, comme la difficulté d’évaluer le caractère adéquat des provisions comptabilisées, pour laquelle l’approche prudentielle pourrait être utilisée.
Et les nouveaux enjeux ESG ouvrent de nouvelles difficultés. Les règles prudentielles se heurtent à un horizon inadapté, à l’absence d’historique, à des hypothèses nombreuses et non stabilisées. De leur côté, les normes comptables devront réfléchir à une comptabilité plus englobante (capital naturel et capital humain), et à la mise en place d’états de durabilité à côté des états financiers.